Tribune publiée le 9 mars 2021 dans Libération

Le regard singulier que les documentaristes portent sur le monde a peu à peu disparu des écrans de télévision au profit de programmes à caractère journalistique. Si bien que ce que l’on appelle aujourd’hui « documentaire » à la télévision s’est progressivement écarté de toute filiation avec le cinéma.

Nous, réalisatrices et réalisateurs de films documentaires, constatons que les chaînes de télévision publique n’accordent quasiment plus aucune place au point de vue de l’auteur. Celles-ci ne cherchent plus à révéler ni œuvres, ni subjectivités, leur privilégiant une normalisation des formes et des récits. Nous déplorons d’être acculés à réaliser des contenus formatés au commentaire explicatif. Nous désapprouvons d’être dans l’obligation de scénariser à l’avance nos projets alors que, plus encore que dans les autres genres cinématographiques, un documentaire s’écrit au présent. Nous refusons de réduire notre perception sensible du monde à des « sujets ». Nous allons à la rencontre du réel pour que ce réel nous change, pour que se transforme l’idée que l’on pouvait s’en faire avant de le filmer.

En dehors de quelques cinéastes reconnus et de rares niches télévisuelles de résistance, notre désir de création n’est plus respecté. Nous n’avons plus la latitude d’expérimenter ni de travailler sur un temps long comme l’exigent les repérages, le tournage et le montage de nos films, alors qu’un film s’écrit à chacune de ces étapes. Nous n’avons plus la possibilité de réaliser des œuvres libres et singulières. Nous n’arrivons plus à exercer correctement notre métier.

Certes, il existe encore quelques espaces de diffusion pour le cinéma documentaire : 25 nuances de doc sur France 2, L’Heure D sur France 3, La Lucarne et le Grand Format sur Arte. Mais ces cases sont programmées à des heures tardives. Et surtout, elles sont rares : L’Heure D n’est diffusée que l’été, La Lucarne ne pré-achète au grand maximum qu’une demi-douzaine de films français par an et le Grand format d’Arte, 5. En 2021, ces objectifs déjà dérisoires seront réduits de moitié en conséquence de la pandémie. Les chaînes Public Sénat et LCP coproduisent elles-aussi quelques documentaires d’auteurs, mais leurs enveloppes budgétaires sont si faiblement dotées…

Quant au cinéma de patrimoine, quelle est la dernière fois que les téléspectateur.trice.s ont pu voir un film de Johan Van der Keuken, de Frederick Wiseman ou de Dziga Vertov ?

En 1987, un label « documentaire de création » avait été mis en place pour caractériser le travail des auteur.trice.s. La Commission Nationale de la Communication et des Libertés (CNCL, ancêtre du CSA) le définit alors comme un film « qui se réfère au réel, le transforme par le regard original de son auteur et témoigne d’un esprit d’innovation dans sa conception, sa réalisation et son écriture. Il se distingue du reportage par la maturation du sujet traité et la réflexion approfondie, la forte empreinte de la personnalité d’un réalisateur et (ou) d’un auteur ».

À l’heure où le débat public est polarisé, où la joute verbale et le buzz l’emportent sur l’analyse, nous pensons que le cinéma documentaire a toute sa place à la télévision. Le public partage ce souhait, comme l’attestent l’engouement pour le documentaire sur les plateformes qui lui sont dédiées, ainsi que les nombreux spectateurs adeptes des festivals. Le Cinéma du réel qui s’ouvre à Paris le 12 mars en est un exemple significatif.

En effet, quel genre artistique plus pertinent pour saisir le réel dans sa complexité ? Et quel vecteur plus adéquat que la télévision pour ouvrir ces espaces de réflexion critique et d’émotion esthétique au plus grand nombre ? Dans la période inédite que nous traversons, ce besoin nous paraît plus criant que jamais.

Aujourd’hui, nous demandons la réactivation d’un label pour le film documentaire permettant de le distinguer de l’enquête, du magazine et du reportage, assorti d’engagements de pré-achats, de coproductions, d’achats et de diffusion sur les chaînes publiques.

Afin que l’art du documentaire retrouve une place de choix à la télévision, nous sollicitons un rendez-vous pour aborder ces différents chantiers, aux directions de programmes d’Arte et de France Télévisions, au CSA et au CNC, sous l’égide du ministère de la Culture.

Rien n’est vrai, tout est vivant
(Édouard Glissant)

Cette tribune initiée par le groupe documentaire de la Société des réalisateurs de films (SRF) est signée par près de 500 professionnels du cinéma parmi lesquels Julie Bertuccelli, Simone Bitton, Lucie Borleteau, Jean-Stéphane Bron, Dominique Cabrera, Jean-Louis Comolli, Catherine Corsini, Luc Dardenne, Jean-Pierre Dardenne, François Farellacci, Emmanuel Gras, Patricio Guzmán, Wiliam Karel, Sébastien Lifshitz, Gérard Mordillat, Valérie Osouf, Rithy Panh, Nicolas Philibert, Jérôme Prieur, Abderrahmane Sissako, Claire Simon, Eyal Sivan, Yolande Zauberman …

Les organisations signataires : 

  • ACID – Association du cinéma indépendant pour sa diffusion
  • Addoc – Association des cinéastes documentaristes                     
  • Cinéastes non alignées                    
  • Documentaire sur grand écran                    
  • Etats généraux du documentaire – Lussas              
  • L’ARBRE – Association des Auteurs Réalisateurs en Bretagne,                 
  • L’ARNO – association Auteur.e.s Réalisateur.trice.s en Normandie           
  • Les ateliers Varan                
  • Le CRAC Collectif de réalisateurs – auteurs Corses           
  • PEÑA – Produire En Nouvelle Aquitaine                    
  • Périphérie